Carnets journaliers
Reprise r�guli�re du journal depuis le 9 novembre 2004



octobre 2005


Arles, 1er octobre 2005 – Au mariage d'une très chère et jeune amie, aujourd’hui, je n’ai pas assisté. Courir à la mairie ou à l'église, me mêler aux invités pour boire un verre à sa santé qui est évidente et à son bonheur qui est de porcelaine comme ils le sont tous, ça n'a rien à voir avec la complicité qui est la nôtre quand elle vient passer une heure au mas, dans ce qu’un jour, désignant les livres qui tapissent les murs de mon grenier, elle a baptisé : “l’antichambre du Paradis”.
À sa demande, il y a peu de temps, j’avais dressé une liste de fragments musicaux parmi lesquels elle pourrait choisir pour la partie religieuse de la cérémonie. J’avais tout de suite pensé à In Trutina, un air extrait des Carmina Burana de Carl Orff, dans l’irrésistible interprétation de Gundula Janowitz. Mais cette célébration du tangage entre l’amour lascif et la pudeur (lascivus amor et pudicitia), ça n'était pas du meilleur goût. Et j'ai grommelé ce que dit Shakespeare dans Le marchand de Venise : “Pendaison et mariage, question de destinée.”

Ce soir, au Méjan, quand Jean-François Heisser a plaqué le premier accord du troisième quatuor de Brahms, les trois autres musiciens ont lentement tourné la tête vers lui avec des yeux ronds et l’air de se demander quelle mouche le piquait. En quelques instants la stupeur a fait place au sourire et bientôt la salle est partie d’un rire amical en comprenant que les cordes s’apprêtaient non pas à jouer Brahms mais Fauré. Et de forts applaudissements ont témoigné que cette méprise due à une inversion tardive du programme était accueillie avec une joyeuse complicité.
Ce fut alors, avec le quatuor de Brahms, un déferlement de bonheurs où chacun des instruments avait sa part : le violoncelle qui me paraissait comme toujours être le romancier dans le groupe, l’alto qui chantait comme une voix humaine, le violon couturier de l’ensemble et, derrière ces trois-là, le piano, un chœur à lui seul, véritable représentation du destin.
Avec Fauré, ce fut autre chose. On s'est retrouvés au cœur d’une forêt imaginée par le Douanier Rousseau, et dans les herbes hautes serpentaient des thèmes d’une sinueuse sensualité. Ce qui fut prétexte, après concert, pour évoquer avec Jean-François Heisser la personnalité d’un Fauré plus attentif aux dames et mieux disposé à leurs faveurs que l’austère image par lui laissée ne le révèle.

Le médianoche d’après concert avait lieu cette fois chez Françoise et Jean-Paul. Ce samedi était décidément samedi de mariages : Françoise revenait de Paris où elle avait assisté à celui de Rezvani avec Marie-Josée Nat. Cette fois, c'est la question posée par Max Frisch dans son Journal qui m’est revenue… “Auriez-vous de vous-même inventé le mariage ?” Peut-être trouverai-je une réponse dans le dernier livre de Rezvani que j'ai tout juste commencé à lire : La femme dérobée ou de l'inutilité du vêtement. Il est dédié “à Marie-Josée, si femme !”
À table je me suis retrouvé en compagnie de médecins amis. Et je n’ai pas raté l’occasion de leur parler des histoires médicales de Conan Doyle (Sous la lampe rouge) qui vont bientôt paraître, et de la postface où Dominique Sassoon compare certaines découvertes de la médecine aux enquêtes de Sherlock Holmes.

Le Paradou, 2 octobre 2005 – Ce matin, dernier chapitre du week-end de quatuors. Les concerts du dimanche matin sont ceux qui attirent le plus de monde au Méjan. Ils emplissent la salle d’un public en tenue de loisir que le petit-déjeuner offert à l’entrée, dès dix heures, a mis dans d’excellentes dispositions.
Café dans une main et croissant dans l’autre, je parlais avec Elsa Boublil qui, mandée par France Inter, était présente depuis vendredi et m’avait conquis par le plaisir et la curiosité avec lesquels je l’entendais interviewer le public. Et soudain j’ai vu surgir Cees Nooteboom. C'est un des grands écrivains arrivés dans les débuts d'Actes Sud. En ce moment, avec Simone, sa compagne qui est aussi sa photographe préférée, il prépare un livre sur les tombes des poètes et il revenait du Cimetière marin de Sète. Il était donc de passage et venait pour entendre du Fauré. Or ce dernier concert du week-end ne comportait qu’une œuvre, le deuxième et somptueux quatuor de Brahms…
J’ai aussitôt demandé à Jean-François Heisser de ne plus en bis donner du Mozart comme la veille, mais du Fauré. Je n’avais pas seulement l’idée de faire ainsi plaisir à Cees. J’avais trouvé qu'en jouant Mozart le quatuor avait l’air de récompenser le public pour avoir eu le courage de supporter les tumultueux déploiements de Brahms et de Fauré, et j’en étais agacé. Et c’est ainsi que deux mouvements de Fauré, donnés en bis, ont permis à Cees Nooteboom d’entendre un peu de ce qu’il se désolait d'avoir manqué.

Ce soir, on a fêté Antoine pour ses 12 ans. Une fois de plus, il m'a paru tout à fait évident que, par la nature des cadeaux qu'ils font à l'enfant, les adultes révèlent ce qu'ils étaient à son âge…

En revenant au mas, sur l'écran de mon ordinateur, j'ai trouvé deux témoignages à propos du week-end Brahms - Fauré. “Un immense bravo pour l'organisation artistique, avait écrit Metin Arditi qui est aussi le président de l'Orchestre de la Suisse Romande. Je sais bien ce que le succès du Méjan, la qualité de ses intervenants, son rayonnement si manifeste, ont dû demander comme travail en amont, tant en intensité qu'en ténacité.” L'autre, d'une petite écriture frémissante de plaisir et signé par Elsa Boublil, évoquait “des heures d'enchantement et d'intemporalité, d'émotion et de partage…”

Le Paradou, 3 octobre 2005 – Le DVD venait d'arriver, nous avons regardé hier soir La chute, le film controversé d'Olivier Hirschsbiegel que nous n'avions pas vu lors de sa sortie en 2003. Et ce qui ce matin s'impose, après une nuit passée à le revoir en rêve et en cauchemar, c'est la difficulté de tracer une frontière entre cet implacable récit du crépuscule hitlérien et le magma qu'ont formé au fil des années mes souvenirs de guerre et les fragments d'histoire que m'ont fournis des livres, des documents et des témoins qui m'ont raconté ce que je n'avais ni vu ni vécu, à peine soupçonné.
Avec une autorité stupéfiante, Bruno Ganz a fait de Hitler un monstre à visage humain dont la figure engloutit la concrétion des signes, indices, emblèmes et grimaces que ses partisans, adversaires et victimes ont accumulés. Du coup, le film impose son ordre dans le désordre de la mémoire. Oui, mais quel ordre ? Avec le cinéma, la télévision et leurs dérivés, l'Histoire est devenue, comme en cet épisode, un théâtre dans lequel, sous la férule de leurs acteurs (au double sens du terme : protagonistes et comédiens), reviennent des événements dont je devrais me demander, avec plus de rigueur que ne m'en laisse mon larmoyant sentimentalisme de bon spectateur, la part qu'ils doivent à la réalité et celle qui revient aux metteurs en scène.
Après avoir vu Bruno Ganz en Hitler et, il n'y a pas si longtemps, Jacques Dufilho en Pétain et Michel Bouquet en Mitterrand, je me dis que les héros de l'Histoire sont tous contemporains désormais. Par le truchement de spectacles multiples, de Néron à Staline en passant par Bonaparte, ils ont triomphé et péri sur nos écrans. Et je crains que leur présence en deux dimensions n'atrophie peu à peu notre mémoire réflexive. Nous les voyons mieux, ces héros, nous les “pensons” moins. Ainsi, Titanic, le film de James Cameron, avec son habile et suggestive profusion de détails dans les reconstitutions, a-t-il porté en 1997 un coup terrible au souvenir que j'avais des prédications avec lesquelles, tout au long de mon enfance, m'avait harcelé ma mère obnubilée par ce naufrage advenu quand elle avait 16 ans. Après le film de Cameron, jamais je n'aurais pu écrire La mer traversée (1979) ni Le bonheur de l'imposture (1998), deux romans dans la trame desquels j'ai faufilé la maternelle vision du châtiment symbolique réservé aux ambitieux, présomptueux et arrivistes de tout poil : se casser le nez sur un iceberg et se faire bouffer par les morfales des grandes profondeurs.

L'ombre de la Lune a glissé ce matin sur le disque solaire avec une méprisante lenteur. Le mistral en agitant les feuilles du platane faisait danser sur les murs des petits croissants de lumière. J'ai tendu l'oreille à des conversations de spectateurs. Il m'a paru évident que le spectacle relevait à leurs yeux de la féerie et que l'éclipse… éclipsait plus qu'elle ne leur représentait la réalité de ce firmament où, depuis des millénaires, tourbillonnent les débris de la bombe à fragmentation qui explosa lors du big bang. Et nous, scotchés par la gravité, sur l'un de ces débris…

À Pascal Durand qui m'avait interrogé sur l'origine du nom de la Crau, j'avais répondu que c'était sans doute lié à un vieux mot désignant la pierre. Puis, avec le dictionnaire étymologique en ma possession, j'avais reconnu m'être trompé : “Crau” venait du latin populaire crosus, avais-je lu, et désignait un creux, ou une dépression. Mais Pascal avait entre-temps consulté une spécialiste de l'université de Liège. Racine préromane, a-t-elle répondu, kraw veut dire “pierre”. Et d'ajouter que Mistral, “qui avait choisi le désert de la Crau pour mener Mireille à l'agonie”, donnait aussi cette réponse étymologique dans son Trésor du Félibrige. J'ai jeté un regard affligé à mon dictionnaire…

Marseille, 4 octobre 2005 – Partis trop tôt, dans la crainte d'arriver trop tard à cause des grèves et de leurs manifestations, nous sommes arrivés avec tant d'avance à Marseille, dorée par le soleil rasant du crépuscule, que nous avons eu le temps d'aller revoir nos amies Lafitte aux Arsenaux. Et là, pendant que nous échangions quelques souvenirs de nos débuts, je suis tombé sur une anthologie de Giono où se trouve un texte que j'avais maintes fois et admirativement cité après l'avoir repéré dans un “Album des Guides bleus” (qu'un indélicat emprunteur a omis de me restituer). De ce passage retrouvé, j'ai lu la première phrase à voix haute, pour Christine : “L'écrivain qui a le mieux décrit cette Provence, c'est Shakespeare.” J'avais le souvenir que, dans l'album disparu, la phrase était interrogative et que Giono interpellait son lecteur : “Quel est l'écrivain qui a le mieux décrit cette Provence ?” Et cela donnait au lecteur le temps de s'égarer dans des réponses, évidemment à mille lieues de Shakespeare... Vient alors la clef du paradoxe : l'étoffe dramatique de Provençaux pareils aux personnages élisabéthains. Et c'est du meilleur Giono. “Quel que soit l'événement qui vienne donner un sens à la vie, il est béni, écrit-il. Plus il est violent, plus il est délectable. On l'attend. S'il tarde trop, on le désire et finalement on le provoque…”

J'étais venu à Marseille pour diriger le premier des ateliers d'écriture mis en place par Musicatreize. Les règles que l'on m'avait demandé de suivre étaient simples : donner à la trentaine de participants un thème sur lequel ils auraient à écrire une forme courte dont les trois meilleures seraient lues en public et dont une serait mise en musique…Et les aider par des conseils.
Pour thème, je leur ai proposé quatre mots : vêtement, étoffe, vêtir, dévêtir. Et pour mettre ma petite école en train, j'avais écrit au tableau deux citations. L'une était de Pavese : “Il y a des vêtements féminins si beaux qu'on voudrait les lacérer”. L'autre était un haï-kaï de Thierry Cazals : “Jeune femme amoureuse /elle retrousse sa robe pour traverser / le ruisseau à sec.” Puis, je leur ai lu quelques extraits du dialogue qu'échangent le Poète et l'Amoureuse dans Les Épiphanies d'Henri Pichette. Histoire de montrer quelles portes on ouvre quand on détourne les mots de leur sens premier. Ah, ces substantifs transformés en verbes amoureux, avec ce finale que murmure le Poète à l'Amoureuse : “te septembre octobre novembre décembre et le temps qu'il faudra” !
Au bout de deux heures, on a ramassé les copies et sans citer leurs noms je leur ai lu les textes qu'ils avaient écrits, parmi lesquels ils ont choisi les trois qui feront l'objet d'une lecture publique. Ça ne pouvait manquer… ils n'ont pas retenu celui qui, pour moi, surpassait tous les autres de sa brève et musicale autorité. Ces quelques mots-là, je l'ai dit à l'oreille de Roland Hayrabedian , je les entendais déjà chantés par Gundula Janowitz, comme elle chante In trutina de Carl Orff, ou alors, à l'inverse, par José Van Dam dont la voix à réveiller les morts ferait gronder les mots.
Peu avant que le temps d'écriture fût écoulé, je m'étais dit qu'il y avait de l'injustice à laisser ces gens ramer dans la difficulté où je les avais mis – je m'en rendais compte par leurs regards et leurs grimaces –, sans m'y affronter moi-même. Et d'un coup j'ai griffonné : “Sous l'étoffe bavarde /une jambe muette /entrouvre le rideau...” J'ai hésité, fallait-il pas ajouter : “et se retire en hâte” ? Non ! a dit Christine.

Le Paradou, 6 octobre 2005 – Dans l'exercice de l'édition il y a deux ou trois choses que j'ai apprises, les unes sur le tas, les autres sur le tard. Et par exemple que, si les éditeurs “littéraires” dans l'exercice de leur périlleux métier doivent écouter ce que leur rapportent les représentants qui reviennent du front et les graphistes quand ils sont en gésine, ils doivent aussi se garder de les prendre au mot et de les suivre à la lettre. Informations et suggestions sont ce qu'elles sont, rien de moins, rien de plus. Imagine-t-on comment se comporterait sur la route un autocar dont tous les passagers auraient une main sur le volant ?
J'écris cela parce que je vois à nouveau se manifester une offensive des commerciaux et des graphistes qui se rejoignent dans une singulière alliance pour amener la compétition des livres dans le territoire de l'image. Il est clair qu'à les suivre, ça tournerait au concours d'affichage. Le meilleur livre serait celui qui propose la meilleure affiche de couverture. Mais in cauda venenum ! Ne voit-on pas le renfort que l'on apporte ainsi à ceux qui, depuis longtemps, tiennent que le livre est un “produit” de consommation destiné comme les autres à la libre (et souvent scélérate) concurrence ?
Dans les commencements d'Actes Sud, nous avions choisi pour nos livres un format “taille fine” que quelques commentateurs, enthousiastes mais désinvoltes dans l'usage des mots, disaient “oblong” alors que ce terme désigne une forme “à l'italienne”. Bref, la taille et la sveltesse de nos livres furent tout de suite perçues et elles sont devenues constitutives de l'image de la marque. Avec une référence aux tréteaux nus de Copeau (mais aussi à “la blanche” de Gallimard) les couvertures sans décor de ces livres ne donnaient à voir que noms d'auteur et titres d'ouvrage. Un peu plus tard, quand vint le moment de prendre notre place dans le territoire du romanesque, on eut l'idée d'illustrer les couvertures pour sous-tendre les titres et en suggérer le sens implicite. Là encore, le succès fut rapide. Mais au fil des années, imitation, contrefaçon, concurrence et surtout superfétation transformèrent le paysage au point que les vitrines des librairies se sont mises à ressembler à celles des parfumeries, pharmacies ou épiceries, et que les livres à l'étalage se disputent désormais les premières places par la virulence ou l'ingéniosité de leurs illustrations.
Rue de la Montagne-Ste-Geneviève, à Paris, ou rue du Dr Fanton, en Arles, il m'arrive de m'attarder à la devanture d'un marchand de vin et de me dire que, dans ce monde-là, on a gardé son sang-froid quand nous avons perdu le nôtre. Les étiquettes des bouteilles sont certes souvent ornées d'une gravure suggérant le domaine, mais le cru et son origine sont les premières informations que saisit le regard. Et c'est bien ce qui est important, non ?
Bref, voilà pourquoi, quand il fut décidé que, la retraite venue, je garderais un lien éditorial avec Actes Sud par la direction de la collection “un endroit où aller”, j'ai maintenu la couverture nue de nos débuts, celle qui, dans un beau garamond, annonce avec simplicité qui a écrit quoi. Obstination de briscard ? Ah, je n'avais pas rompu avec les entreprises commerciales de mes débuts pour en créer une autre de même et lucrative espèce, mais bien pour m'installer dans un monde qui m'avait fasciné du plus loin que je me souvienne. Le monde de ces livres qui sont les plus sûrs transbordeurs de la création et de la pensée. Leurs transbordeurs, pas leurs camelots.

Le Paradou, 7 octobre 2005 – Drôle d'époque ! Deux publications viennent de tomber sur ma table. D'abord une toute récente édition poche (et sous quelle abominable couverture !) d'un livre qui, bien que les textes n'en furent pas publiés du vivant de l'auteur, prétendait “dynamiter” l'hypocrisie puritaine de son temps. Il s'agit des écrits de “l'autre” Pierre Louÿs, le pornographe. Quoi que dise Pauvert qui le préface, tenir Trois filles de leur mère pour un “chef-d'œuvre”, c'est pousser le bouchon trop loin. À tout prendre, mieux vaut grapiller, dans le Manuel de civilité pour les petites filles, quelques effronteries du genre : “Ayez tous les amants qu'il vous plaira, mais ne racontez pas aux jeunes ce que vous faites avec les vieux. Ni réciproquement.” Là, au moins, on a un petit vertige…
Mais l'autre publication, c'est la livraison du Monde 2 où est un terrifiant dossier sur la contamination de la société américaine, et des écoles en particulier, par les idées du “créationnisme” et de l'Intelligent Design (l'esprit supérieur), avec le soutien de Bush et le concours de ses conservateurs chrétiens. Comme le disait Russell Banks interviewé par Raphaëlle Rérolle dans Le Monde des livres, “le mariage entre les intérêts économiques et l'exercice du pouvoir politique, le tout infusé par la passion religieuse, peut conduire droit au fascisme.” C'est à vous donner envie de relire Louÿs. Non, mieux vaudrait ouvrir un nouveau club de réflexion qui s'appellerait Charles Darwin. En attendant, on se demande parfois si l'Histoire n'est pas une cage d'écureuil dans laquelle nous tournons indéfiniment.

Le Paradou, 8 octobre 2005 – Quand Sabine Wespieser, qui allait créer quelques années plus tard sa propre maison d'édition, travaillait encore à mes côtés, elle proposa puis dirigea la publication d'un livre d'Alain Guédé qui nous fit découvrir la singulière figure du Chevalier de Saint-George. Hier soir, en Avignon, Christine et moi, nous avons assisté à la première de l'opéra Le Nègre des Lumières dont Alain Guédé a esquissé le destin que racontait son livre, Monsieur de Saint- George, dans un livret où les mots ont été alignés (parfois avec quelque difficulté) pour “coller” à la musique du musicien mulâtre, né d'une mère esclave et d'un père noble. Si tragiques soient certains épisodes dans ces deux actes, ce fut une admirable fête par la richesse de la musique, par l'excellence de musiciens en habit d'époque, installés sur scène et par moment dans les premières loges, fête encore par l'autorité des voix et la souplesse avec laquelle elles se sont jouées des difficultés de la langue, fête enfin par la féerie des décors, des costumes et de la scénographie. Au foyer, après le spectacle, nous avons partagé avec eux l'allégresse dont le public avait témoigné par de longues ovations.
Mais c'est en revenant, dans la nuit, qu'une sorte d'amertume est remontée. Cet opéra, où passent la Terreur, la guillotine et la trahison, était après tout une tentative, amorcée avec le récit biographique d'Alain Guédé, de réhabiliter la figure et le talent de ce Saint-George qui a été rayé de la mémoire française, alors qu'il avait un temps triomphé au point d'être envié par Mozart, quand Napoléon, trois ans après la mort du compositeur, a rétabli l'esclavage. Et c'était comme si nous avions, hier soir, revisité par une fête lumineuse et parfois libertine quelques ignominies et impostures de l'Histoire. Reste maintenant à voir si la “réhabilitation” se poursuivra ou si les derniers mots que chantait Saint-George hier soir – “Un grand regret pourtant me hante / Je ne vous reverrai jamais…” – ne seraient pas, hélas, les derniers avant la relégation définitive au cabinet des curiosités.

Un autre chevalier – des Arts et des Lettres –, Maurice Chavardès, vient de mourir. Je me rappelle avoir publié en 1980 sa pièce de théâtre, Le brasier de Montségur, et en 1990 un roman policier, Le frelon. Sa mort n'a été annoncée qu'après son incinération à Sète. Symbole de la discrétion que montrait dans ses livres comme dans ses chroniques cet homme qui avait été courageux et ne s'en vantait jamais.

Le Paradou, 9 octobre 2005 – La vieille planète, une fois encore, secoue sa carcasse. Le tremblement de terre a fait au Cachemire un nombre de morts bien plus considérable que la tornade récente en Amérique Centrale. Mais, dieu merci, sous un titre de même calibre, j'apprends par La Provence qu'une tortue caouanne que l'on avait trouvée, il y a un an, coincée dans les filets d'un chalutier, a été rendue à la haute mer après avoir été guérie d'un abcès au cou. Et comme j'achève de lire cette presse contrastée, voilà que paraît J.-C., qui nous a récemment fait si peur avec son double infarctus. L'œil amusé, il me décrit le petit anneau que les chirurgiens ont introduit dans l'une de ses artères, un stent (du nom d'un dentiste anglais) qui, pour n'être pas de chez Cartier n'est pas moins un bijou coûteux. Eternelle dialectique du désastre et des miracles, de la fureur et de la virtuosité...

J'ai réécouté plusieurs fois de suite Sous le pont Mirabeau chanté en français par Sophie Auster dans le CD qu'Actes Sud a tout récemment édité et dont elle viendra faire la “promo” en janvier. Il y a, dans l'accent qui est le sien et dans celui qu'elle y met, quelque chose de subtil qui tient de l'éblouissement et de la crainte qu'elle éprouve sans doute dans cette langue qui n'est pas la sienne. Les mots d'Apollinaire, par cette jeune voix d'une très jeune femme, ont une nouvelle et très émouvante étoffe.

Majid Rahnema est venu partager au mas le souper familial du dimanche. Il a toujours, et de plus en plus, l'altière beauté d'un sage dans une miniature persane. Nous ne nous étions pas vus depuis quelques mois mais ce fut comme si la conversation, amorcée jadis à Bamako, reprenait après une pause de quelques heures.
Majid était lié d'amitié avec Ivan Illich dont le nom a été prononcé. Il allait être question de convivialité, de la standardisation des besoins, des machines sociales, du lisible et du visible, ai-je aussitôt pensé. Ce le fut, mais d'abord, avec cette hardiesse de mots qui fait secousse dans un langage toujours très maîtrisé, Majid nous a demandé si nous savions qu'Illich s'était préoccupé de la mise au point et de l'usage des “chiottes sèches”. Et il est vrai que, chaque jour actionnées, même pour trois gouttes de pipi, les millions de chasses de 5 ou 6 litres chacune représentent un terrifiant volume d'eau gaspillée dans un monde où elle est de plus en plus rare et chère…
Avec quelques autres de leur génération, Illich et Rahnema auront traversé d'un pas de semeur ce XXème siècle qui n'en finit pas de mourir sur les premiers contreforts du XXIème. Semeurs de ces idées qui ne tiennent qu'à un fil, de ces utopies qui ressemblent à des bulles de savon et qui ont pourtant, comme le répète Duvignaud, le prix des choses sans prix.

Le Paradou, 10 octobre 2005 – Ce soir, c'est chez nos voisins que nous avons soupé. Anne-Marie Garat, qui apporte à la cuisine presque autant d'humour et d'amour qu'à l'écriture, avait préparé un chou farci aux saveurs d'automne. Nous y aurions fait un plus attentif honneur si nous n'avions été tout de suite précipités avec elle et Jean-Claude dans le brassin de ces discussions que ne peuvent éviter les gens qui soudainement se retrouvent, impatients de savoir si l'un ignore ce que l'autre sait. À l'occasion de quoi j'ai appris que Schopenhauer allait être réédité comme une sorte de produit dérivé de l'opération Houellebecq…
Au dessert nous avons abordé ce dont nous avions tous envie depuis le début du repas : le roman auquel Anne-Marie met la dernière main avec des angoisses qu'elle dissimule et, si visible, la jouissance qu'elle a de maintenir en scène, dans des actes multiples, une nation de personnages. L'entendre en évoquer les aventures, c'est percevoir tout de suite, intimement enchevêtrés, le plaisir de la romancière, la malice de la dramaturge, la tendre ironie de la moraliste et la passion des images qui aurait pu faire d'elle une grande cinéaste. Je suis rentré au mas avec le sentiment que la littérature française n'était pas encore, dieu soit loué, tout entière réduite à un défilé de mode.

Le Paradou, 11 octobre 2005 – Une dame qui a fait un bel article sur le roman de Pia Petersen, Une fenêtre au hasard, écrit – et ainsi m'apprend, car je ne l'avais jamais remarqué, honte sur moi… – que l'auteur a des yeux vairons. Pia vient d'arriver au mas, je lui prends la tête dans les mains, la regarde de près… Ma foi, c'est vrai, les deux yeux n'ont pas tout à fait la même couleur et sans doute n'est-ce pas étranger au charme alchimique qui est le sien. Observatrice, la journaliste ! Mais, nom d'un chien, quel besoin de ces arcs-boutants, quel rapport avec le roman ? Ça m'a rappelé le temps où la parution du premier livre de Siri Hustvedt avait été salué par des articles qui mettaient en évidence sa beauté, sa scandinave blondeur et le fait qu'elle fût l'épouse de Paul Auster.

Depuis une heure je me baigne dans la musique de Bruno Mantovani dont je viens de recevoir quelques disques. Je ne saurais évidemment l'écouter comme je le ferais si nous n'avions pas le projet de créer ensemble une pièce, une fantaisie, un capriccio… je ne sais encore comment nommer l'objet fait de texte et de musique dont l'argument est fourni par une histoire – L'enterrement de Mozart – que j'écrivis, il y a quelques années, sous deux formes successives, dramatique pour la radio et nouvelle pour une revue. En écoutant la musique de Bruno où la voix humaine se mêle à celle des instruments avec tant de complicité qu'il faut être très attentif pour les distinguer l'une de l'autre, j'ai l'impression de palper et presque de choisir les étoffes qui habilleront les mots.
Si la musique dite classique s'est inscrite en moi, au fil des ans, comme se serait déployée une ville tentaculaire à l'architecture multiple où tout paraissait descriptible, la musique résolument contemporaine, elle, a bousculé mes habitudes et mon confort quand, dans les années cinquante, j'ai découvert Stimmung de Karlheinz Stockhausen dans l'interprétation du Collegium Vocale de Cologne. Je me suis alors retrouvé dans le trouble où j'avais été plongé lorsque, quelques années plus tôt, j'avais découvert la peinture non figurative, sans cadre rituel ni perspective. Je ne suis pas familier de la musique contemporaine au point de m'autoriser d'autres commentaires. Sinon pour dire qu'à l'écoute d'une pièce de Mantovani comme La morte meditata, écrite sur des poèmes d'Ungaretti, je retrouve une invitation à suivre l'exemple que décrit le philosophe sinologue, François Jullien, dans Le sage est sans idée… Obliger à se taire les idées que l'on a, pour qu'elles ne fassent pas jalousement barrage à celles qui se présentent à notre porte.

Le Paradou, 12 octobre 2005 – Voilà Angela Merken à la barre du vaisseau allemand avec un équipage qui, pour une bonne moitié, n'est pas de son bord. Et que va faire Gerhard Schröder ? À quoi a-t-il renoncé ? Se prépare-t-il une retraite médiatique à la Clinton ? Rien ne m'en dissuadera : si l'on avait manifesté un peu plus de résolution dans la construction de l'Europe, si tant de petits malins n'y avaient pas joué avec le “non” comme avec le feu, on n'en serait pas là...

Ce matin, je m'étais levé raide comme un passe-lacet. Et pour oublier ce tour de reins intempestif, faute de pouvoir marcher, calé par des coussins je me suis lancé avec Pia dans une randonnée verbale où il était question du sens qu'a l'écriture, et plus particulièrement le roman, dans un monde marqué, comme jamais à travers l'histoire, par la conjonction d'une technicité exceptionnelle dans la capacité de détruire et d'une frénésie de vitesse dans la constitution du profit. Deux énergies lucifériennes qui ont, certes, des reflets dans les livres – et surtout dans leur commerce – mais qu'aujourd'hui ne savent y inscrire en force, et avec leur véritable sens, que de très rares romanciers, tels Don DeLillo ou Russell Banks.
Avant de repartir, Pia m'a raconté la visite qu'elle vient de faire dans son Danemark natal pour assister au 102ème anniversaire d'une grand-mère qui a si bon pied et si bon œil qu'elle veut un appartement plus grand afin de mieux recevoir ses amies… J'ai jeté un regard moins anxieux sur les projets dont j'ai une liste insolente sous les yeux.

Ces temps derniers, il me semble que je m'occupe moins de la musique qu'elle ne s'occupe de moi. Comme si elle venait me rappeler la part qu'elle exige de prendre dans les projets que j'ai et dans la vie que je mène. Catherine David, sous le titre Crescendo, a écrit un texte composé de chapitres que j'ai lus comme autant de fugues et variations sur l'art et le bonheur de toucher le clavier. Et tout de suite la certitude m'est venue que ce texte-là avait sa place dans ma collection “un endroit où aller”…

Le Paradou, 13 octobre 2005 – C'est aujourd'hui de Marysia l'anniversaire que chaque année, depuis plus de quarante ans, je célèbre dans un grand tumulte intérieur dont nul n'a idée. Et chaque année, à mille kilomètres d'ici, là où elle vit, j'envoie un mot silencieux, un livre énigmatique, des fleurs muettes pour dire une pensée à jamais enfouie dans une gangue de la mémoire. Et comme je me demandais par quel moyen j'allais cette fois l'exprimer, à l'instant, par une incroyable coïncidence, Jane me rapporte dans un courriel cette réflexion de Wittgenstein : “What we cannot speak about we must pass over in silence.” On ne peut mieux dire ce qu'il fallait que je dise.

De tous les anniversaires que j'ai inscrits dans ma mémoire, il en est un dont je ne sais ni le jour ni le mois et pas même, avec certitude, l'année. Je le célèbre dans le silence à des dates où, sans apparente raison, me traverse comme une douleur soudaine le souvenir d'une jeune femme qui serait aujourd'hui très vieille et que j'ai aimée immodérement sans que jamais, je crois, elle n'en eût connaissance. Elle était professeur, j'étais son élève. À la fin de la guerre, une nuit dans un camp, “ils” l'ont écartelée. Dans les vœux que j'envoie pour leur anniversaire à des vivantes, elles ne le savent pas, il y a toujours un peu de ce qu'à la disparue jamais je n'ai pu dire.

Cette nuit j'ai terminé la lecture d'un livre dont l'illustration de couverture promettait de sensuels délices, livre écrit par une personne que je respecte assez pour ne pas la désigner ici. Ne devrais-je dire que je m'en suis délivré ? Car l'impression avec laquelle je reviens au port, c'est d'avoir traversé, à la rame et vent debout, une mer souvent hostile. Et pourquoi alors en parler ? Parce que j'ai perçu dans ce livre une attitude qui n'est pas si rare et contre laquelle, à la fin, je m'insurge ! Celle qui consiste à ne pas révéler l'histoire que l'on a entrepris de raconter, sinon par des allusions dont seul l'auteur connaît le sens. Cette pratique du faux-semblant – ainsi nommée, si je me souviens bien, par référence à un personnage du Roman de la Rose – a précipité dans la fosse de l'oubli plus d'un auteur qui ne manquait pourtant ni de talent ni de bonnes dispositions mais qui avait cédé à un jeu de cligne-musette très contemporain. Ou cédé, pour le dire sans détour, à cette connerie qui consiste à jouer de l'énigme et de l'approximation afin de marquer je ne sais quelle hautaine distance ou quelle supériorité.

Le Paradou, 14 octobre 2005 – Colette, aux mains expertes de qui j'avais hier confié mon lumbago, m'avait accueilli avec quelques étincelles dans ses yeux profonds comme un ciel d'automne, et c'était pour m'annoncer que le prix Nobel de littérature venait d'être attribué à l'auteur de La femme du lieutenant français. John Fowles, vraiment ? Assez étrange, me disais-je. Mais en vérité, c'était Pinter ! Et la confusion s'expliquait… Harold Pinter est le scénariste du film réalisé en 1981 par Karel Reisz, avec Meryl Streep et Jeremy Irons dans les rôles-titres, film tiré du roman de Fowles. Et les premiers journalistes à donner l'information sur le Nobel avaient fait un joyeux court-circuit. Voilà donc un prix qui va relancer en même temps un dramaturge, Pinter, un romancier, Fowles, et un film.

Après Nadia, c'est Véronique qui, au retour d'un long périple en Algérie, exhume de l'oubli où je le croyais enfoui, le livre que j'ai publié chez Arthaud en 1972. Et l'une comme l'autre sans se connaître font référence, d'un même mot, à la “sensualité” dans la description des paysages et dans l'évocation des gens qui le hantent. L'une parle même d'un “texte fondateur” que l'autre me presse de rééditer. Fondateur… si l'on veut puisque c'est au cours de l'un des multiples voyages que je fis avec lui dans ce pays que Jean-Philippe Gautier et moi, nous allions pondre un œuf appelé Actes (atelier de cartographie thématique et statistique) d'où sortirait, en 1978, un oisillon un peu effrayé de naître : Actes Sud.

Revu ce soir Maris et femmes, un film de Woody Allen tourné en 1992 où l'on assiste aux naufrages de l'amour tantôt dans le désespoir, tantôt dans la mélancolie. Dans les images de couples amoureux, à travers les âges, me suis-je soudainement demandé, à quel moment a-t-on vu la femme au-dessus et l'homme en dessous ? Question à laquelle j'aimerais que me réponde un érudit. Car imaginer n'est pas savoir…Et il y a de sacrés symboles en jeu !

Le Paradou, 15 octobre 2005 – Faut-il que la crainte de se retrouver au banc des accusés – comme certains après l'affaire du sang contaminé et d'autres après celle de la canicule meurtrière – inquiète nos gouvernants pour qu'ils nous assurent que toutes mesures ont été prises qui nous permettraient de résister à la grippe aviaire si elle avait l'outrecuidance de franchir nos frontières ? Mais ce matin la radio porte un méchant coup au volontarisme villepinesque en annonçant que, selon l'OMS, si le virus s'avérait transmissible dans l'espèce humaine, il pourrait entraîner la mort de quelque trois cent millions de personnes. Preuve qu'il est inutile de dépenser des fortunes pour mettre au point des armes de destruction massive. Elles pourraient nous être fournies gratuitement et livrées à domicile par des oiseaux migrateurs…

Tel le Beaujolais nouveau mais en avance sur lui, la dernière livraison de La pensée de midi est arrivée qui est aussi le premier numéro d'une nouvelle série que Thierry Fabre a voulue plus proche de l'intime réflexion de Char où il a trouvé jadis le titre de la revue. “L'alliance du gai savoir et du goût de la vie”, écrit-il dans son éditorial. Comme chaque fois, je vais d'abord à la contribution de Michel Guérin. Et je ne suis pas déçu. Intelligence et impertinence mêlées. Au thème et à l'intitulé de ce numéro – Fin(s) de la politique culturelle ? – il répond en effet par un article dont le titre déjà me met joie : “Pour une politique énergumène”. C'est-à-dire, étymologiquement, possédée du démon. “Dispensatrice de plaisir et d'indépendance, conclut Guérin après avoir survolé le champ de bataille, la culture l'emporte sur tous les autres enjeux collectifs, à condition qu'elle soit énergumène et non phénomène.” Il y a bien longtemps que l'on devrait écouter Michel Guérin. Gilles Deleuze et Félix Guattari nous en avaient averti dès 1991 dans Qu'est-ce que la philosophie ? “Dans la pensée contemporaine, écrivaient-ils, Michel Guérin est un de ceux qui découvrent le plus profondément l'existence de personnages conceptuels au cœur de la philosophie.” Avec quels plaisir et fierté j'attends la parution de sa stendhalienne Grande dispute que je publie en février !

Le Paradou, 16 octobre 2005 –Alors que nous étions trois, hier soir, à regarder Gens de Dublin que John Huston avait adapté en 1987 d'une nouvelle du livre de Joyce, plusieurs sentiments se sont emparés de moi. Et le plus fort venait de la certitude que j'aurais dû être seul pour voir ce film testamentaire, ou alors perdu dans l'obscurité d'une salle de cinéma tant j'avais l'impression qu'au salon, dans la demi-pénombre où nous étions visibles l'un pour l'autre, je ne parviendrais pas à dissimuler l'indécente mélancolie du partant. C'est pourquoi, sitôt après avoir entendu les derniers mots – His soul swooned slowly as he heard the snow falling faintly through the universe… – je suis monté dans mon antre pour échapper à une discussion qui aurait pu me conduire à révéler par quels soliloques on se prépare à la fin dernière. Là-haut, j'ai repris le livre de Joyce. “Son âme se pâmait lentement tandis qu'il entendait la neige tomber...” Il m'a semblé qu'en traduisant His soul swooned par “Son âme se pâmait”, le traducteur (Jacques Aubert), bien qu'il eût utilisé le mot exact dans sa vieille acception, avait quelque peu pollué le sens de la phrase par les dérivations implicites dont témoignent les “scènes à se pâmer de rire” chez Rousseau ou “l'enfant de rire à se pâmer” chez Musset. Valery Larbaud l'aurait-il traduit ainsi ? “S'abîmer lentement” n'eût-il pas été plus juste ? Ah, l'inévitable autorité de la langue dans laquelle un texte est d'abord écrit, puis l'inquiétude avec laquelle on la traduit ! Belle discussion que j'aurai maintes fois encore avec ma traductrice d'épouse...
Mais, plus que par la traduction, j'étais préoccupé par les âges, l'âge de l'auteur, l'âge de la scène, l'âge du cinéaste. Bien que Joyce eût commencé à les écrire en 1907, les nouvelles réunies dans Dubliners ne furent éditées qu'en 1914. Une première édition, raconte Larbaud, avait été “brûlée, dans l'imprimerie même, à l'exception d'un seul exemplaire qui lui fut remis.” Hier soir, les difficultés du jeune écrivain m'intéressaient moins, cependant, que la stupéfiante intuition avec laquelle, à 25 ans, il avait décrit le commerce qu'au fil de l'âge les vivants ont avec les morts, et moins que la manière du vieil Huston pour le montrer. Car, dans le désordre où je me trouvais, elles n'étaient pas pour rien les images tournées avec le concours d'Anjelica, sa propre fille, comme si le père avait voulu ne laisser aucun doute sur le sens qu'il donnait à son film. Et sur l'humilité avec laquelle, néanmoins, il avait été fidèle au texte de Joyce. Mais pourquoi m'étonner de cette intelligence du cinéaste à l'endroit du livre ? John Huston n'a-t-il pas tourné, certes avec des bonheurs divers, Moby Dick d'après Herman Melville, Les racines du ciel d'après Romain Gary, La nuit de l'iguane d'après Tennessee Williams, L'homme qui voulut être roi d'après Rudyard Kipling, Au-dessous du volcan d'après Malcolm Lowry ?
Jadis, dans certains couples – c'était le cas chez mes grands-parents paternels – on se glissait des mots sous la porte. Pour ne pas déranger. Christine à qui, d'un étage à l'autre du mas, j'avais envoyé ces lignes sur le film de Huston, m'a fait à son tour, entre deux pages de la traduction qui l'occupe, un petit courriel où elle me dit avoir été saisie, en effet, par les relations que, dans cette histoire, les vivants ont avec les morts, relations, ajoute-t-elle, dont parlent les convives pendant le repas. “Et puis cet impossible rival dont Gabriel apprend l'existence et avec lequel il va devoir vivre désormais.”

Aujourd'hui, entre soir et nuit, j'ai regardé sur Arte le film Einstein, un mythe, un homme que Françoise Wolff avait tourné en 1997 avec le concours de deux de ces hommes de talent dont elle sait s'entourer : Jean-Marc Lévy-Leblond pour le commentaire et André Dussolier pour la voix. Il ne s'agissait plus ici de rappeler l'apport d'Einstein à la science mais de montrer par quels enchaînements le savant était devenu star, et la star un mythe. Edifiant parcours qui montre la confusion dans laquelle l'intelligence devient une valeur marchande. Avec de forts instants, tel celui où le vieux Freud, qu'une rumeur bien orchestrée associe à Einstein pour en faire le couple de savants juifs le plus célèbre de la planète, se paie la tête du savant de Princeton en lui écrivant qu'il veut célébrer, avant de mourir – car il ne sera plus là pour y assister –, la future conversion du père de la relativité à la théorie psychanalytique.

Le Paradou, 17 octobre 2005 – Un rêve récurrent a fait retour cette nuit, comme si le film de Huston et l'apparition de Freud dans celui de Françoise Wolff l'avaient invité. Dans ce rêve il m'est reproché de n'avoir pas compris tout de suite que la superbe coquine aux seins nus, sur la photo jadis trouvée aux puces et aussitôt fixée au mur, à portée de mon regard, c'est ma grand-mère en sa jeunesse. Une telle transgression ne va pas sans conséquences, on me le fait entendre. Ce n’est évidemment pas vrai, ça ne peut être ma grand-mère. Par chance, j'ai une photo d'elle, fort décente, à peu près à cet âge. Pas la moindre ressemblance. Mais pourquoi suis-je contraint de croire ce que le rêve affirme ? Pour m'obliger à reconnaître le vieillissement du désir et la persistance de la jalousie ? J'ai beau faire, chaque fois que le rêve revient, je me dis qu'un homme va dénouer la draperie qui, sur la photo, ceint les hanches émouvantes d'une femme aujourd'hui réduite à quelques osselets enfouis dans une tombe oubliée… Et si c'était vraiment elle ?

Une jeune Ophélie qui a du talent, du nerf et du toupet m'avait envoyé le manuscrit d'un roman que j'ai lu avec un intérêt qui a été peu à peu dégradé par le conformisme de la reconstruction dans cette tentative de déconstruction du genre. Et, à chaud, j'ai tenté hier soir de le lui faire comprendre. Telle est la conséquence de l'usage du courriel : ce matin déjà je reçois une verte réponse rédigée dans la nuit. Un refus de publier entraîne souvent sinon toujours, soit le silence, soit la violence de la rancune. Ophélie, elle, a choisi de brétailler, de se défendre avec des arguments qui, à défaut de me convaincre de leur justesse, me persuadent qu'elle a vraiment du talent et que son problème relève de la haute école : ce talent, il lui faut le dresser, le diriger…

Est-il vrai, comme je l'ai lu dans la presse ce matin, que l'Education nationale s'inquiète des “blogs” que les adolescents sont de plus en plus nombreux à créer ? Oui, je veux bien admettre qu'il y a des abus et que l'on ne saurait tolérer qu'une fille qui a refusé ses faveurs ait sa photo et son nom en ligne, accompagnés de quelques épithètes sexistes. C'est un délit de diffamation. Il y a là des sanctions à prendre.
Mais on ferait pourtant bien de voir que les blogs, de manière inattendue, réhabilitent le désir de s'exprimer et attisent un besoin d'écrire que la télévision étouffe depuis tant d'années en diffusant des monceaux de sottises, des crimes en série et du sexisme à la pelle. On voudrait donc priver les gamins de se manifester par les blogs quand on ne fait rien pour les délivrer de l'imbécillité et de la violence que les chaînes, hélas même des chaînes d'Etat, leur donnent pour modèles sans jamais leur donner la parole ?

Le Paradou, 19 octobre 2005 – Il arrive qu'avant de lire certains livres je me bourre les poches de petits cailloux pour être sûr de retrouver la sortie. Ce fut le cas (mais ça ne m'a servi à rien car je me suis tout de même perdu) pour La Pomme d'Enis Batur que j'ai lu avec retard et achevé cette nuit. L'auteur y raconte les leçons qu'il aurait entrepris de donner à ses étudiants sur la manière de regarder et de découvrir le sens et les symboles enfouis dans L'origine du monde, le tableau que Khalil Chérif Pacha aurait commandé à son ami Courbet et qui, avant d'aboutir au musée d'Orsay, a longtemps séjourné chez Lacan derrière un couvercle peint par André Masson. Par voltes, ruses, sous-entendus, tours de passe-passe et repentirs, qui alternativement réjouissent et agacent, Enis Batur en vient à élaborer une “théorie de la pomme” où, par référence au sexe originel, passent les multiples représentations de la Genèse et du Paradis, la légende de Guillaume Tell qui y est rattaché par une curieuse acrobatie, et même… l'image de la pomme mordue qui est sur mon ordinateur.

Mais le plus curieux tient une fois encore à une coïncidence. Ce matin, à la question que je posais ici le 14 octobre (dans les images de couples amoureux, à travers les âges, à quel moment a-t-on vu la femme au-dessus et l'homme en dessous ?), une lectrice me répond que ça remonte à la Genèse. “Avant Eve, m'écrit-elle, Dieu avait créé Lilith. Cette femme impétueuse s'est mise au-dessus d'Adam, Dieu mécontent l'a chassée du jardin d'Eden, et elle est devenue un démon.” (Me voilà renvoyé à Enis Batur et à “l'origine du monde”.) J’aime l’idée, ai-je répondu, que cette Lilith, première compagne d'Adam, se soit révoltée parce qu’Adam lui imposait d’être “dessous” et que, pour se venger, s’étant déguisée en serpent, elle eût offert la pomme fatale à Adam et Eve (l'usurpatrice). Pour reprendre un terme dont Michel Guérin rappelait récemment le sens archaïque, Lilith serait ainsi la première énergumène, i.e. possédée du démon. Ah, j’espère n'avoir pas choqué ma correspondante en lui disant que sans les énergumènes, leurs audaces, leur juste fierté, la vie serait bien fade.

Georges Moustaki devait être en route pour Guadalajara, mais je n’ai pas eu envie d’attendre pour lui écrire… Il m'importait en effet, de lui raconter qu’aujourd’hui était, à mon grand plaisir et de manière imprévisible, une journée Moustaki. Ce matin j'ai trouvé sur mon écran un nouveau conte qu'il avait écrit pour le petit livre que nous préparons, puis avec le courrier j'ai reçu son dernier CD –Vagabond – dont j’ai écouté les chansons avec une complicité certaine (“J’ai grand faiblesse pour les femmes”) et un peu avant 12 h 30, cherchant l’information, je tombais sur lui qui était à l'antenne de France Inter. Non, ce n’est pas tout : il y avait aussi au courrier un numéro du Temps de Genève, avec une belle page qui lui était consacrée. Il n'aurait manqué que ça, qu'il fût sur ce CD aussi question de pommes ! Eh bien, oui ! L'une des chansons, et des plus délicieuse, s'intitule "Femme ronde”. L'imagination a fait le reste.

Le Paradou, 20 octobre 2005 – Un site nommé “Arts-Sciences-France” déclenchait ce matin une avalanche sur la toile en envoyant à sa liste d'adresses l'annonce d'une exposition d'art électronique. On pouvait d'un clic se faire rayer de la liste, mais les personnes qui en manifestaient le désir avaient leur demande de radiation renvoyée en boucle à tous les inscrits de la liste. D'où messageries saturées, fureurs et indignations qui se sont multipliées au fil de la journée. Je dois avoir jeté à la corbeille plus de deux cents messages qui me sont ainsi parvenus. Les Québécois avaient trouvé le mot juste pour désigner ces choses : le pourriel !

Dieu merci, sur la toile il y a aussi le courriel. A l'initiative de Didier Maurell, j'ai reçu un appel à soutenir par une signature la préservation de la langue occitane. Une manifestation se tient dans deux jours à Carcassonne. J'ai signé. Au seul et simple motif que je tiens chaque langue pour l’une des mémoires du monde et qu’il ne faut en laisser dépérir aucune.

Bien avancé aujourd'hui dans l'adaptation que depuis longtemps je veux faire (et par des amis suis poussé à faire), celle d'un chapitre de Pavanes et javas sur la tombe d'un professeur destiné à devenir Le monologue de la concubine, pièce pour une poignée de personnages dont un seul est en scène et parle. Une femme, veuve, révoltée. Un rôle que seule une actrice de fort tempérament, sachant jongler avec la tendresse et la violence, pourrait interpréter. Qu'on suive mon regard…

Tard dans la soirée, j'ai appris la mort de Folon. En 1955, à Bruxelles, Jean-Michel était venu me montrer ses dessins. Avec un talent comme le tien, lui avais-je dit, il faut filer tout de suite sur Paris. Je lui avais entrouvert là deux ou trois portes. Mais Paris avait fait des manières et c'est de New York que la première reconnaissance est venue. Notre dernier rendez-vous fut un rendez-vous manqué. A l'Abri-aux-Ifs de Nobressart, le 27 septembre 2003, nous devions faire ensemble une célébration de l'arbre à l'invitation de Marie-Anne Corbiau. Retenu à Monaco, Jean-Michel n'est pas venu, j'ai fait seul une causerie que l'actrice Jacqueline Bir a illustrée par une lecture de pages choisies dans le récit de Giono : L’homme qui plantait des arbres. Jean-Michel Folon, qui lui aussi a planté des arbres, était pareil aux personnages de ses illustrations et aux oiseaux migrateurs : toujours en vol. Mais cette fois on ne le reverra que si l'on va le rejoindre…

En 1973 Alain Peyrefitte se taillait un succès avec Quand la Chine s'éveillera. En 2005, la surprise de Donald Rumsfeld, feignant de découvrir que l'éveil économique de la Chine s'accompagne d'un inexorable éveil militaire, prêterait à sourire s'il n'y avait dessous des ruses que l'on devine et des menaces auxquelles il faut bien songer à nous préparer. Comme si elle n'était pas de longue date prévisible, l'émergence de cette super-puissance, comme si, de bonne foi, on avait cru qu'avec l'éveil économique s'instituerait un libéralisme pacifique. Ah, mes enfants, qu'est-ce que vous allez vivre comme guerre froide dans quelques années ! C'est bête à dire, mais c'est le prix à payer pour s'être obstiné à mettre le profit avant la réflexion.

Autre cas, autre cause…la diversité culturelle. Que les Etats-Unis s'opposent à sa reconnaissance par l'Unesco, il fallait s'y attendre. La défense des intérêts de leur cinéma est-elle seule à justifier leur refus ? Ou, comme le suggère Jean Musitelli, ne serait-ce pas l'entorse à la mondialisation telle qu'ils l'entendent qui est insupportable aux Américains ? Soit. Mais pourquoi, à l'Unesco, Israël seul s'est-il joint aux Etats-Unis ? Quel sens faudra-t-il, une fois de plus, donner à cette allégeance ?

Le Paradou, 22 octobre 2005 – Hier soir, à l'hôtel de ville d'Avignon, l'association “Quid Novi” offrait un concert de musique contemporaine. Au programme, dix fragments d'œuvres de jeunes compositeurs. Et la salle des fêtes était pleine. Dominique Lièvre nous y avait invités parce qu'il était présent au programme avec une pièce pour violoncelle et récitant qu'il a composée, à l'occasion de mon quatre-vingtième anniversaire, avec des citations prises dans quelques-uns de mes romans.
Ce concert inattendu m'a paru donner une idée assez juste des ambitions et des angoisses qu'éprouvent aujourd'hui de jeunes compositeurs errant entre imitations, inventions et ruptures. Mais j'ai aimé voir et sentir la gravité, parfois même la componction chez les exécutants. Visiblement, aucun d'eux ne jouait à la légère ces compositions parfois étranges. Mais quelle est donc cette peur primaire de la mélodie (“agréable à l'oreille”, disait Rousseau) que manifestent tant de compositeurs ? Et si c'était la très conformiste crainte du conformisme ? Oh, ça c'est bien une réflexion d'octo, me dira-t-on. Et je répondrai : oui, sur une maladie de jeunesse qui ne m'a pas épargné. D'ailleurs deux ou trois compositeurs en paraissaient délivrés. Dominique Lièvre en était – mais je le savais car je connais son travail. Sa composition pour violoncelle, Le fils de la nouvelle lune, traversée par les citations, avait une voluptueuse gravité. Je me suis empressé de le lui dire. Une question me tarabustait encore, mais celle-là je ne l'ai pas posée à Dominique : pourquoi autant de femmes que d'hommes parmi les interprètes, mais pas une femme parmi les compositeurs ?

Il y a tout juste un mois, à Paris, je rencontrais C. avec qui j'avais échangé quelques courriels. Une correspondance plus régulière s'est instaurée à laquelle je me suis d'autant plus attaché qu'il y est souvent question d'un long séjour qu'elle fit au Japon. Mais comme elle est discrète, elle m'écrit le soir des lettres très feutrées où elle parle des livres qu'elle a aimés. C'est par hasard que je l'ai appris, elle a écrit un roman qui, à l'époque, m'avait échappé. Elle a peut-être senti que je lui reprochais de ne me l'avoir pas dit, elle me l'a fait envoyer par son éditeur. C'est arrivé hier, j'étais curieux, je l'ai ouvert à minuit, à trois heures j'en avais achevé la lecture. M'aurait-on demandé qui était C., j'en aurais fait un portrait d'une inexactitude parfaite. Ombre, pudeur, silence et discrétion. Cette nuit, j'ai traversé un grand incendie. Le livre se termine par deux phrases courtes : “C'était beau. Il a fallu souffrir.” Dans la lumière du jour, elles continuent de braisiller, ces phrases. C. ? Pas envie de dire ici qui c'est…C.

Le Paradou, 23 octobre 2005 – Au moment de jeter à la corbeille des misérables pourriels arrivés cette nuit, offrant produits et méthodes qui favorisent la performance sexuelle, mon attention est attirée par leurs pavillons de complaisance : Fink, Finkbein, Finkelstein, Frankel, Goldenson, Greenberg. On chercherait à attiser l'antisémitisme, on ne s'y prendrait pas mieux. Insinuer que les Shylock et Gobseck d'hier sont devenus les Heffner d'aujourd'hui…

Hier ou avant-hier Arman est parti, après Folon. On a vu dans ses accumulations une manière de mettre en accusation la société du déchet. Ça posait pourtant d'autres questions. Pour preuve, j'ai devant moi, léguée par Berberova qui l'avait reçue au titre du prix Gutenberg pour son autobiographie (C'est moi qui souligne), une accumulation d'Arman : l'œuvre de Molière en douze volumes. Ça pèse un poids terrible. Je l'ai entourée d'autres représentations de livres : en terre, en céramique, en granit. Comme si on avait voulu les faire taire, les livres, et vitrifier leur silence…Et si c'était ça qu'Arman a voulu dénoncer (je pense aussi à ses violons découpés) : la perversion d'une société qui, dans le vacarme, étouffe les sons de l'âme et les sens de la pensée ?

Dans Séjours à la campagne, où il se livre à ses habituelles réflexions sur des œuvres qu'il a revisitées, W. G. Sebald (ses amis l'appelaient Max) écrit qu'au long des deux derniers siècles, “le trouble du comportement a fort peu changé, qui pousse à transformer en mots tout ce qu'on éprouve et, avec une sûreté surprenante, à passer à côté de la vie.” Passer à côté de la vie ? Il ne m'en fallait pas davantage pour me rappeler certaine délurée qui, de son amant toujours à noircir du papier, disait : “Ah, s'il écrivait un peu moins et godaillait un peu mieux !”
Sebald y revient en dissertant sur Jean-Jacques Rousseau et Robert Walser, les deux auteurs qui nous sont les plus familiers dans la galerie de portraits qu'il propose. Ainsi, à propos du premier dont il arpente les terres d'exil, s'aventure-t-il à écrire que “l'écrivain, de tous les sujets malades de la pensée, est peut-être le plus incurable.” Et, fidèle à ses mises en abîme, à propos de Robert Walser il cite Nabokov qui, parlant de Gogol et du Manteau, évoque le personnage d'Akakii Akakiévitch, lequel “ne sait plus très bien s'il se trouve au milieu de la rue ou au milieu d'une phrase”… Et comme pour s'excuser de cette mélancolie, Sebald d'ajouter : “il faut s'attendre à affronter bien des difficultés quand on veut rendre compte du monde qui nous entoure.” Voilà qui renvoie presque mot pour mot à une prophétie d'Alberto Manguel … “Je suis convaincu, écrivait-il dans La bibliothèque de Robinson, que nous continuerons à lire aussi longtemps que nous persisterons à nommer le monde qui nous entoure.” Faut-il en inférer que les uns passent à côté de la vie pour permettre aux autres d'en comprendre le sens et donc d'en jouir ? Ce sont de ces questions qu'il est bon de garder ouvertes car toute réponse serait une fermeture. Mais il faut lire et relire Sebald pour comprendre les secrètes jouissances du pessimisme.

Le Paradou, 24 octobre 2005 – Hier soir, sur la pile de livres qui est à mon chevet, j'ai pris Un retour, ce mince roman qu'Alberto Manguel a écrit en espagnol, la langue de son adolescence. Aux premières pages, j'ai débarqué avec Néstor Fabris à Buenos Aires et deux heures plus tard, la dernière page m'a laissé en compagnie de tortionnaires et de leurs victimes survivantes dans une sorte de luna-park désaffecté qui ressemblait à l'un des cercles de l'enfer. Merci pour la nuit blanche, Alberto !

Le Paradou, 26 octobre 2005 – Loïs Wallace n'est pas un agent littéraire comme les autres. Et quand elle nous disait au dîner, hier soir, qu'elle relisait régulièrement Underworld de Don DeLillo (dont elle gère les droits), ajoutant que jamais encore elle n'avait lu meilleur roman, je sentais que s'effondrait une partie de la méfiance que j'ai pour les gens de cette corporation où ils sont nombreux à ne mesurer l'intérêt d'un livre qu'à son tirage et ses ventes, et à ne parler que de cela. Il est vrai que Loïs et son amie Martha ne sont pas des femmes ordinaires. Elles nous ont demandé s'il était permis de fumer alors que j'hésitais à sortir ma pipe devant ces Américaines… Avec elles, Christine et Marie-Catherine (qui gère chez Actes Sud le domaine des lettres anglaises et américaines) nous avons invité à notre table, par citations, anecdotes et souvenirs, quelques-uns des romanciers que nous aimons. Don DeLillo, Paul Auster, Russell Banks, André Dubus, Hugh Nissenson et alii et alii.

Depuis quelques jours il me semble que j'ai retrouvé un équilibre qui, dans les turbulences de cette année, s'était peu à peu défait. L'écriture a récupéré les heures quotidiennes qui lui sont dues. Et c'est bien le seul territoire où je me sente chez moi. Après avoir bouclé le Monologue de la concubine, j'ai commencé l'adaptation de L'enterrement de Mozart pour faire de ce conte le capriccio que Bruno Mantovani mettra en musique. Du coup, le temps a cessé de se rabougrir tel un tissu froissé. Il s'étale et je m'y vautre.

J'en ai refait l'expérience récemment… Dans le métier d'éditeur, il y a peu d'exercices aussi particuliers et aussi périlleux que la rédaction d'un quatrième de couverture pour un livre sur le point de paraître. Nombreux sont les éditeurs qui, du dos de l'ouvrage, font un panneau d'affichage ou un dossard publicitaire et se livrent à des éloges où le mérite de publier le livre paraît primer celui de l'avoir écrit. D'autres sont empressés à tout dire, comme si, à ceux qui ne liront pas le livre, il fallait fournir le moyen d'en parler avec autorité. D'autres encore procèdent par des allusions qui n'ont de sens que si l'on a déjà lu le livre… mais alors à quoi bon ? Et puis il y a ceux (et pas si rares) qui veulent, dirait-on, faire la preuve que l'éditeur a plus de talent que l'auteur. Il est vrai qu'il n'est pas facile de donner une juste idée d'un livre, ou de faire entrevoir les plaisirs que l'on y trouvera. Autrefois, les “quatrièmes” étaient blanches. Aujourd'hui ça paraîtrait un oubli ou une négligence, un trou.
Aux débuts d'Actes Sud, j'avais adopté la formule qui consistait à donner “le point de vue de l'éditeur”. Ça n'engageait que lui et en même temps ça montrait qu'il avait lu le livre qu'il publiait. Mais on n'imagine pas les réflexions auxquelles se livrent parfois les auteurs qui, dans leur inquiétude, se prennent volontiers pour des mal-aimés ou des moins-aimés que d'autres. J'en suis revenu, j'ai choisi la citation. Je relis ou retraverse le livre pour trouver un extrait de dix ou douze lignes représentatives et prometteuses qui figureront sur la quatrième. C'est ce que les restaurateurs appellent une mise en bouche. Par quoi on revient au désir…

Obstination ou fidélité des coïncidences… C. m'écrit qu'à la faveur d'une rencontre, un soir récent, elle a découvert la Frise et une langue dont elle n'avait jamais entendu parler, le frison. Quelle inspiration l'a conduite à commencer sa lettre par cette évocation ? Elle ne pouvait savoir qu'il fut une époque de ma vie où chaque année, en compagnie de fidèles amis, à cette période-ci précisément, autour de la Toussaint, j'allais bourlinguer pendant quelques jours dans les brouillards et les éblouissements d'un triangle magique que forment Frise et Drenthe entre Delfzijl, Hoogeveen et Leeuwarden. J’avais ramené de ces voyages de si persistants souvenirs que je n’ai pas hésité un instant lorsque, quarante ans plus tard, une messagère vint me proposer un petit roman nommé Leafdedea (Amouramort) de Sixma van Heemstra, un vieil et noble Frison que je n’eus pas le temps de connaître – sinon par téléphone – avant sa mort. J’ai publié ce livre, ce fut le trente-sixième de la collection “un endroit où aller”. Fable étonnante sur la décadence des traditions dans laquelle un personnage, dont le modèle ne peut être que l’auteur lui-même, déjeunant en compagnie de sa femme et d'Elise, une amie, conduit celle-ci à un lent et insupportable orgasme par sa manière de la regarder en mangeant... J’ai aimé ce livre pour sa complicité avec mes souvenirs, pour la gravure en taille douce de son écriture, je l’ai défendu sans succès, ce fut un échec, je l'ai relu, il me reste important...

Le Paradou, 27 octobre 2005 – En ces temps où les fripouilles ont souvent le privilège des premières pages, des grands titres, des portraits en gros plan et des émissions en prime time, il est rassurant d'avoir vu paraître dans certains journaux, et même à la télévision, le visage de Rosa Parks qui est morte à Detroit il y a trois jours en laissant le souvenir d'une sorte de “vieille dame indigne” qui, au retour du travail, un soir de décembre 1955 (mais elle n'avait alors que 42 ans), avait refusé dans un bus de céder sa place à un Blanc comme l'y obligeait une loi du comté de Montgomery (Alabama). Le jeune Martin Luther King et ses partisans avaient pris fait et cause pour elle, ils avaient organisé des protestations qui aboutirent à l'abrogation par la Cour suprême de la loi de ségrégation en vertu de laquelle Rosa Parks avait été emprisonnée. Plus tard, Martin Luther King avait expliqué que la condamnation de Rosa Parks, c'était la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase. Elle, de son côté, s'était contentée de répéter qu'elle en avait eu marre d'avoir toujours à s'incliner. Des femmes de cette trempe rachètent tant de ces lâchetés qui ont fait la litière de l'inégalité...

Le Paradou, 28 octobre 2005 – Ils sont trois, parmi mes auteurs, à avoir été marqués par “l'énergumène” que fut Vincent Van Gogh : Paul Auster, Paul Nizon et Metin Arditi. Il y a des gens qui, comme eux, savent parler de Vincent avec pudeur et autorité. Il y en a d’autres, hélas, qui le font avec arrogance, et ça ne date pas d'hier... Au musée Van Gogh d'Amsterdam, dans la vitrine discrètement illuminée d'une salle où règne la pénombre, on pouvait voir il y a quelques années (et peut-être peut-on encore voir) des lettres de condoléance envoyées à Théo après la mort de Vincent. Je l'ai lu, Claude Monet avait écrit que, se levant tôt et ne rentrant chez lui que pour les repas, il n'avait pas de temps pour dire ses regrets... De son côté, un peintre danois, Mourier Petersen, avait écrit (en français) le 25 novembre 1890 : “D’Arles on m’avait vaguement parlé de l’accident arrivé à votre frère pendant son séjour là-bas, mais je n’y avais pas prêté l’oreille.” Prêter l'oreille, ah, le mot de circonstance !

Le soleil et le vent accueillent ce long week-end au cours duquel on honorera les morts sans pour autant avoir l’audace de les promener en autocar ou de les amener au spectacle comme le font ou le faisaient les Malgaches – ce que raconte Max-Pol Fouchet en 1953 dans Les peuples nus. “Le Malgache, écrivait-il, prend trop de plaisir au mpilalao de son vivant (le mpilalao est une petite pièce en forme de fable) pour ne pas penser que les morts s'en réjouiraient aussi. Et j'ai vu les morts y assister. (…) Pour qu'ils ne perdent rien du spectacle, on les avait assis, redressés, calés…” Quelle impressionnante métaphore de la mémoire sur la scène de laquelle nous installons nos disparus, avais-je dit à Max-Pol après avoir lu cette histoire.

Le Paradou, 29 octobre 2005 – Il se trouve encore des béats ou des Tartuffes pour rappeler que, depuis plus d'un demi-siècle, nous n'avons plus eu de “grande” guerre. Piètre fierté car, en même temps, nous n'avons pas connu un jour sans guerre. Le monde est devenu un tel cloaque, les journaux, qu'ils soient de presse ou de télévision, exhibent chaque jour un tel catalogue d'abus, de catastrophes et de meurtres, qu'il n'est plus imaginable de concevoir un redressement avec quelque chance de succès dans ce monde qui ne sait même plus en quoi cela consiste, un monde qui a perdu le sens de la perspective dans l'histoire, dans la mémoire, dans la connaissance et même dans la création, un monde qui confond l'intelligible avec le consommable.

Dans une lettre qu'il m'envoie de la Martinique, Guillaume Pigeard de Gurbert me donne l'impression d'avoir lu par-dessus mon épaule. Il m'écrit en effet que le philosophe est “celui qui n’entend pas ce que d’ordinaire on croit comprendre clairement.” C’est celui, ajoute-t-il, “qui décèle de l’inintelligible là où l’on pense voir du clair.” Dans cette manière de crocheter avec un paradoxe le coffre où la certitude entasse ses lieux communs, je reconnais l'auteur du Mouchoir de Desdémone. Et c'est bien ce qui m'intéresse chez lui, sa fidélité au principe selon lequel “il est dans la nature des évidences de passer inaperçues” (un mot attribué à Jean Paulhan).

Le Paradou, 30 octobre 2005 – Une soirée avec nos amis Stuart est toujours une fête de l'affectivité et une joyeuse kermesse aux idées. Nous ne nous étions plus vus depuis un moment et hier soir, au mas, entre les astres et désastres de la planète, entre les rencontres récentes et les coïncidences, entre les lectures faites et les films vus, nous en avions plus à nous dire que nous ne pouvions le gérer. On s'est tout de même longuement attardés à imaginer les conséquences politiques que pourrait avoir aux Etats-Unis, l'enquête du procureur Patrick Fitzgerald dans l'affaire Valérie Plame, cette femme dont l'appartenance à la CIA a été divulguée dans l'intention de déstabiliser Joseph Wilson, son mari, qui s'était montré très critique sur la guerre d'Irak. Un nouveau Watergate ? Et c'était avec l'idée que pareil sursaut pourrait rétablir aux Etats-Unis les valeurs mises à mal par la clique au pouvoir. On a aussi évoqué le “néocréationnisme” à propos des “travaux” d'Anne Dambricourt-Malassé contestant les thèses de Darwin et du film de Thomas Johnson, Homo Sapiens, que nous n'avons pas vu, ridicule paradoxe, parce qu'il était projeté ce soir-même sur Arte et que notre besoin d'échanger nos inquiétudes et nos espérances était, comme le besoin de consolation chez Stig Dagerman, “impossible à rassasier"… Pendant ce temps-là, des bombes faisaient à New Delhi de nombreuses victimes. Et à Clichy-sous-Bois la mort de deux jeunes, qui avaient été électrocutés en se réfugiant, pour échapper à la police, dans un transformateur à haute tension, entraînait pour la deuxième nuit de suite de furieuses émeutes. Trop, c'est trop. Jane m'a fait revenir sur Dead de Joyce adapté par John Huston, et ce fut avec quelques incursions freudiennes du côté de l'âge et de la filiation.
“A travers nos amis, ai-je lu dans La Provence ce matin, nous recherchons le confort et le risque, le connu et l'inconnu…” Un peu simpliste mais assez juste !