UNE LETTRE DE NINA BERBEROVA
Cher Monsieur Pivot,
Les morts ne sont pas sans égards pour les vivants. Voyez... je vous
écris du fond des limbes afin de participer par cette lettre à
la fête que vos amis vous préparent. Disparue de corps (quelques-unes
de mes cendres sont au pied d’un platane de la place Saint-Sulpice) mais
présente par les mots, je viens vous dire, du haut de mes cent années
qui seront sans moi célébrées à l’automne
prochain, la reconnaissance que j’ai éprouvée pour vous
jus-qu’aux derniers jours de ma vie.
Je suis née avec le siècle, vous le savez, et je suis partie un
peu avant lui. J’avais passé mes vingt premières années
en Russie. En France où je m’étais ensuite exilée,
j’ai passé vingt-cinq ans, à peu près autant que
vous à la télé-vision. Et, octogénaire, j’étais
installée depuis trente-cinq ans aux Etats-Unis quand un illuminé
est tombé sur une œuvre que j’avais patiemment élaborée
et à laquelle personne, sinon quelques immigrés, n’avait
prêté attention. A partir de là – c’était
en 1985 – mes livres ont commencé à paraître. L’accompagnatrice
me fit un nom. Et quand, après une série de petits romans (que
l’on disait petits parce qu’ils n’avaient pas beaucoup plus
de cent pages), mon autobiographie parut, en 1989 – C’est moi
qui souligne –, l’envie vous prit de me recevoir et de me faire
connaître à votre manière. A mon éditeur qui me pressait
d’accepter votre invitation, je disais avec fermeté : “Moi,
chez Monsieur Pivot ? Ah non, je vais faire des fautes de langage devant la
France entière, et ce serait inadmissible.” Vous, de votre côté,
il me l’a dit, vous l’asticotiez afin de savoir si je connaissais
assez de français pour com-prendre les questions que vous me poseriez
et pour y répondre. A la fin, je me décidai, rendez-vous fut pris,
vous étiez rassuré, et vous n’y êtes pas allé
par quatre chemins. Ce fut le vendredi 8 avril 1989, La fête à
Nina – et j’en rougis encore de crainte, d’émotion
et de plaisir.
Pas un jour ensuite je n’ai oublié cette fête-là.
Vous m’avez fait déployer devant vos invités, et pour d’invisibles
téléspectateurs, les grandes étapes de ma vie. Vous aviez
invité un lecteur du nom de Pierre Hébey, et comme vous lui demandiez
quel était son sentiment, il a dit en me regardant, je m’en souviens
: “Madame, vous écrivez des histoires de vaincus dans une langue
de vainqueur.” Vous, à un autre moment, vous m’avez lancé
: « Vous êtes un roc ! – Ah, non, vous ai-je répondu
(car, dans votre compagnie j’avais pris de l’audace), je suis un
fleuve...” La vérité, Monsieur Pivot, c’est que, ce
jour-là, il y eut plus de gens pour prendre conscience de ma condi-tion
d’écrivain que pendant les soixante années précédentes.
Dans les jours et les semaines qui suivirent il y eut même des personnes
qui se manifestè-rent en prétendant me connaître de longue
date et avoir toujours admiré ce que j’écrivais. Mais sans
vous, elles auraient continué à se taire...
La même année, par l’effet de la perestroïka
et de la reconnaissance que j’avais reçue en France, on m’invita
en URSS (pas encore rebaptisée Russie) et le 5 septembre j’y fis
mon premier, mon seul, mon dernier retour. Or vous, sitôt que j’en
fus revenue avec le désespoir profond que m’avait don-né
le spectacle de la Russie exsangue, désespoir qui allait accélérer
ma fin, vous m’avez appelée à nouveau. Avant l’émission,
dans la loge, Monsieur Mouloudji, qui était aussi de la soirée,
m’a montré sa cravate. “C’est la pre-mière fois
que j’en porte, m’a-t-il dit. Et les pompes, regardez...”,
a-t-il ajou-té en agitant les pieds. J’avais l’impression
de vivre une scène de Gogol... Vous voyez, je n’ai rien oublié
non plus de cette seconde fête. Ce jour-là, vous avez fait passer
à l’écran un reportage où l’on me voit sur
la Place Rouge, murmurant : “Le siècle que j’ai aimé
et que j’aime encore, mon siè-cle... On est nés ensemble,
en 1901.”
Voilà un souvenir qui me permet de vous rappeler que c’est une
cente-naire qui vous écrit de l’au-delà au moment où
vous allez fermer le restau-rant dans lequel des centaines de milliers de convives
étaient chaque se-maine invités à goûter la cuisine
des écrivains que vous aviez choisis. Une centenaire qui vous a réservé
pour la bonne bouche un compliment russe qu’elle aimait faire à
ses amis le jour de leur anniversaire et qu’elle dépose ici avec
l’expression de sa gratitude : Je vous souhaite, Monsieur Pivot, de vivre
jusqu’à cent ans et, à ce moment-là, de mourir dans
une crise de jalousie...
Nina Berberova
Note du commissionnaire au destinataire :
Une fois, cher Bernard Pivot, je fus invité par vous (je venais de publier chez Grasset un roman intitulé Des arbres dans la tête), et une douzaine de fois je ne le fus pas. Il est vrai que, tout au long de ce quart de siècle, j’ai cumulé la condition d’écrivain et la fonction d’éditeur, situation incommode s’il en est. Mais quels souvenirs me restent présents qui sont liés à l’apparition, sur votre plateau, de quelques grandes figures que je vous avais amenées – Jean Hugo, Paul Auster, Tamara Nijinski, Natasha Spender –, et quelle grati-tude j’ai pour l’aide que vous m’avez apportée dans la consécration de Nina Berberova qui, consciente de ce privilège, m’a donné instruction de vous adresser cette lettre.
Hubert Nyssen